Le journaliste Nicolas Legendre vient d’obtenir le prix Albert Londres grâce à une enquête sidérante sur l’agro-industrie bretonne.

En Bretagne, «l’agro-industrie menace les paysans critiques»

(source : Reporterre/Hortense Chauvin – 11 décembre 2023)

Nicolas Legendre a travaillé sept ans pour écrire son livre Silence dans les champs. – © Benjamin Geminel / Hans Lucas via AFP

Le journaliste Nicolas Legendre vient d’obtenir le prix Albert Londres grâce à une enquête sidérante sur l’agro-industrie bretonne. Destructrice des paysans et des terres, elle prospère en balayant ses détracteurs.

Nicolas Legendre est journaliste, fils de paysans bretons, correspondant du Monde en Bretagne depuis 2016. Le 29 novembre, il a été couronné par le prix Albert Londres — qui récompense l’excellence journalistique — pour son livre Silence dans les champs (2023). Fruit de sept ans de travail, cette enquête sidérante décortique les arcanes de l’agro-industrie bretonne. Néfaste pour les écosystèmes, destructeur pour les paysans, ce système fleurit sur les menaces et les intimidations.




Reporterre — Comment vous êtes-vous intéressé à l’agro-industrie bretonne ?

Nicolas Legendre — En tant que correspondant pour Le Monde, j’ai rencontré beaucoup d’agriculteurs et d’agricultrices qui me parlaient de leur malaise, de leur perte de sens. J’ai également rencontré des gens de l’intérieur de la machine agro-industrielle. En théorie, ils n’étaient pas censés se montrer critiques du système agro-industriel mais, l’anonymat aidant, certains finissaient par me dire ce qu’ils pensaient vraiment. Je me suis retrouvé face à des gens de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitant agricoles)ou de chambres d’agriculture qui me parlaient comme des militants d’Eau et rivières [une association de protection de l’environnement]. Je suis tombé de ma chaise.

J’ai également rencontré deux syndicalistes avec une grande expérience du milieu en Bretagne. Il était question de pratiques d’influence, de menaces envers des paysans ou des syndicalistes qui exprimaient une position critique vis-à-vis du modèle agricole dominant. Ça pouvait aller jusqu’au sabotage de ferme. Je suis à nouveau tombé de ma chaise.

Le productivisme agricole, racontez-vous dans votre livre, est parvenu à s’imposer comme une religion en Bretagne. Comment ?

C’est une croyance très forte plutôt qu’une religion structurée, au sens où il n’y a pas de grand prêtre, de livre sacré, que ce mouvement n’est pas univoque. Mais l’Église, qui était très puissante en Bretagne dans les années 1950 et 1960, n’y est pas étrangère. Avec certaines structures gravitant autour d’elle, elle a contribué à porter cette idée de progrès à travers l’avènement de l’agriculture moderne. Je pense à la Jeunesse agricole catholique qui a formé certains notables de l’agro-industrie.

Et puis les Trente Glorieuses, c’était toute une époque. Il y avait cette volonté puissante de s’extraire d’un monde ancien pour aller vers un monde nouveau. Cette idée s’est imposée sans que les externalités négatives ne soient jamais présentées – en partie parce qu’on ne les connaissait pas à l’époque, et parce que la biodiversité n’était même pas une question, à part pour quelques naturalistes pionniers.

Un des leaders agricoles de l’époque cité dans votre livre, Alexis Gourvennec, parlait des petits paysans comme des « minables »

Elle résume bien ce que doit être, selon lui, la structure de la paysannerie en France : il faut des gros, qu’ils se battent parce que l’on se trouve dans un combat, voire une guerre. Et l’on ne peut pas se permettre de s’encombrer avec des soldats qui ne sont pas en phase, blessés ou peu vaillants. Ceux-là doivent quitter le navire d’une façon ou d’une autre. C’est symptomatique d’un certain rapport au monde, vu à travers un prisme très économique. Il est peu question des écosystèmes, quasiment pas de biodiversité, de tout un tas de choses qui font aussi la vie.

Votre livre se penche sur le rôle déterminant des coopératives dans le maintien du système agro-industriel breton. Comment contribuent-elles à enfermer les paysans dans ce modèle ?

Les coopératives sont nées dans les années 1960, principalement sur une idée de mise en commun, d’acheter et de vendre ensemble pour être plus forts. C’est une idée qui peut paraître brillante.

Mais les coopératives se sont fait prendre très vite dans le tourbillon du capitalisme mondialisé. Elles se sont bouffées entre elles. Certaines ont fait faillite, d’autres ont grossi, et elles ont accepté – peut-être n’avaient-elles pas le choix – les règles du marché : le capitalisme mondialisé, le néolibéralisme, ainsi que des logiques de concentration, de standardisation, de rationalisation industrielles et pétrochimiques. Elles ont tellement grossi que certaines d’entre elles – pas toutes – sont devenues des multinationales. On parle de milliards d’euros de chiffres d’affaires, avec des milliers de salariés et d’adhérents.

C’est très difficile d’impulser un modèle différent parce que certaines coopératives se maintiennent financièrement à flot grâce aux services et aux produits qu’elles vendent aux paysans. Si elles ne vendaient plus d’engrais et de pesticides de synthèse, leur chiffre d’affaires en prendrait un coup. D’une certaine façon, le système s’autoverrouille.


Des éleveurs interrogés dans le cadre de votre enquête se disent « asservis » à leur coopérative. Le chercheur Xavier Hollandts parle même de « relation féodale, voire d’esclavagisme »

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