Les paysans de plus en plus dépossédés de leurs terres

(source : Reporterre/Marie Astier – 28 février 2023)

Deux associations révèlent que l’accaparement des terres agricoles par des sociétés d’investisseurs et des entreprises progresse fortement en France. Et mettent en péril l’emploi paysan et l’agriculture biologique.

La France a perdu plus de 100 000 fermes en dix ans et 80 000 emplois agricoles, d’après le dernier recensement agricole datant de 2020. – © Mathieu Génon/Reporterre

En France, chaque année, de plus en plus de sociétés financiarisées font main basse sur des milliers d’hectares de cultures agricoles. Un accaparement qui progresse et qui inquiète les associations environnementales Terre de liens et Les Amis de la Terre. Car, qui dit agrandissement des terres, dit généralement destruction de l’emploi paysan et ralentissement des pratiques agroécologiques. Celles-ci détaillent le phénomène dans deux rapports publiés ce mardi 28 février, en marge du Salon de l’agriculture.

L’étude de Terre de liens dévoile des chiffres inédits sur l’état de la propriété des terres agricoles françaises, les derniers rapports sur le sujet remontant à 1982 et 1992. Alors qu’à l’époque, l’accaparement des terres était quasiment inexistant, le phénomène de concentration est aujourd’hui en pleine expansion. Pour l’analyser, l’association a agrégé les rares données disponibles. Deux conclusions s’en dégagent. La première est que quatre millions de petits propriétaires privés, dont la majorité ne sont pas des agriculteurs et ne connaissent pas le métier, se partagent 85 % des surfaces agricoles françaises. Le terrain qu’ils possèdent tourne en général autour des cinq hectares seulement.

La situation est donc compliquée pour les paysans, qui ont en moyenne… quatorze propriétaires. C’est autant de baux à renégocier quand un agriculteur souhaite transmettre sa ferme. Les héritages risquent d’encore augmenter le nombre de ces propriétaires, aujourd’hui en majorité retraités. « La distance augmente entre celui qui travaille la terre et celui qui la possède », note Tanguy Martin.

Le 26 février, à quelques mètres du Salon de l’agriculture, Terre de liens a sensibilisé les passants sur l’agriculture industrielle. © Mathieu Génon/Reporterre

Contrôler toujours plus de terres

Un second phénomène vient se superposer à ce paysage en pleine recomposition. Un nouveau type d’acteur a émergé en trente ans : les « sociétés agricoles financiarisées », écrit Terre de liens. Ces sociétés — où toute personne, physique ou morale, peut acquérir des parts même si elle n’a rien à voir avec l’agriculture — contrôlent actuellement 14 % de la surface agricole utile française, par achat, ce qui représente 650 000 hectares, ou location. Actuellement, une ferme sur dix est enregistrée sous ce statut.

« La Roumanie, où des multinationales possèdent des exploitations de 65 000 hectares et où 40 % des exploitations sont détenues par des investisseurs montre vers quoi l’agriculture française se dirige si rien n’est fait », alerte le rapport des Amis de la Terre.

L’association décrit deux types d’« accapareurs », qui par des opérations de montages financiers contournent la réglementation afin de s’approprier toujours plus de terres. Les premiers sont les « agrimanagers ». À l’instar d’un agriculteur de la Vienne qui possède désormais plus de 2 000 hectares cultivés en grandes cultures (blé, orge, etc.). Pourtant, selon la loi, une personne n’est pas autorisée à contrôler autant de terres à la fois. Mais les terres de cet exploitant sont réparties entre douze sociétés concentrées dans la même holding, détaillent Les Amis de la Terre.

Monoculture et pollution

Le deuxième type d’accapareurs sont les entreprises, qui, en monopolisant des cultures favorisent la monoculture et engendrent des pollutions. Terre de liens s’attarde notamment sur l’exemple du groupe Altho — développé dans l’ouvrage Hold-up sur la terre de Lucile Leclair. Spécialisée dans la pomme de terre, cette société française vend un tiers des chips consommées dans l’Hexagone et est propriétaire d’une marque bien connue, Bret’s. L’entreprise se vante de son enracinement breton, et de sa collaboration avec les agriculteurs autour de l’usine. Mais de plus en plus, elle prend le contrôle direct des terres en rachetant les fermes des agriculteurs récemment retraités. Avec pour conséquences d’entretenir une monoculture industrielle de la patate, de polluer l’environnement en utilisant des pesticides, et d’empêcher l’installation de nouveaux paysans, liste Terre de liens.

Le rapport évoque d’autres entreprises : « Autour de Grasse dans les Alpes-Maritimes, Chanel et L’Oréal achètent des parcelles à prix d’or (entre 500 000 et 1 million d’euros, soit le double, voire le quadruple du prix des terres) pour produire leurs plantes à parfum… Auchan, fleuron de la grande distribution, a acquis plus de 800 hectares par le biais de sa foncière Ceetrus France. » Autre modèle encore cité, celui incarné par la société Labeliance Invest, qui propose d’acheter des parts de sociétés agricoles et promet une rentabilité autour de 7 %.

Des concentrations de zones agricoles qui devraient normalement être empêchées par la Safer, sorte de gendarme du foncier en France. Mais il est facile pour une transaction d’échapper à sa vigilance. Car, dans la quasi-totalité des cas, les ventes de parts de sociétés n’ont pas à lui être signalées.

Le groupe Atho, grand groupe de l’agroalimentaire spécialiste de la pomme de terre, participe au phénomène d’accaparement des terres.. © Mathieu Génon/Reporterre

Destruction d’emplois

Ces très grandes exploitations détruisent les écosystèmes et l’emploi, expliquent Les Amis de la Terre. Le recensement agricole de 2020 a ainsi permis de constater que la France avait perdu plus de 100 000 fermes en dix ans, et 80 000 emplois agricoles. « L’agrandissement des exploitations agricoles va le plus souvent de pair avec l’agrandissement des parcelles, l’arasement des haies et le retournement des prairies permanentes au profit de cultures céréalières », décrit le rapport.

Enfin, plus elles s’agrandissent, moins les exploitations ont besoin de main-d’œuvre. « Une grande exploitation de 100 hectares emploie en moyenne 2,4 personnes, tandis qu’une petite exploitation en emploie 4,8 », lit-on dans l’étude. Des ouvriers agricoles souvent au statut précaire (CDD, saisonnier, travailleurs détachés).

Bientôt une agriculture sans paysans ?

Parmi tout cela, une autre question se pose : près de la moitié des agriculteurs seront en âge de partir à la retraite d’ici 2030. Or, « les deux tiers des terres qui changent de main vont à l’agrandissement », note Tanguy Martin. Le gouvernement peut décider de laisser faire, ou orienter ces terres vers de nouveaux agriculteurs formés à l’agroécologie. « Les pouvoirs publics ont une responsabilité majeure », rappelle Terre de liens.

De son côté, l’État assure avoir réagi. La loi dite « Sempastous », du nom du député qui l’a portée, est entrée en vigueur ce 1er janvier. Elle porte des « mesures d’urgence » censées éviter que les sociétés agricoles financiarisées échappent au contrôle des Safer. Mais il y a encore beaucoup de trous dans la raquette, estiment en chœur les deux associations.

Les Amis de la Terre préconise ainsi une mesure choc : qu’une personne physique ne puisse pas posséder plus de 300 hectares de surface. Terre de liens, quant à elle, déploie une série de suggestions pour améliorer la transparence de la propriété et la régulation des terres agricoles. Les deux organisations souhaiteraient que leurs propositions soient reprises dans la loi d’orientation agricole actuellement en cours d’élaboration. « Mais ce n’est pas prévu, regrette Tanguy Martin. Pourtant, si on ne régule pas, nous arriverons à une agriculture sans agriculteurs. »

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